Que deviendrait le beau jardin si l’esprit qui le gouverne et la main qui le soigne l’abandonnaient brusquement? Si, au fort de l’été, il se trouvait livré soudainement à lui-même, il vivrait 2 ou 3 jours encore sur sa lancée. Tout de suite, les petits semis, les plantes fraîchement repiquées, les végétaux demandant un arrosage quotidien se hâteraient de dépérir et ne tarderaient pas à succomber. Dès la deuxième semaine, une foule de fleurs délicates commenceraient de souffrir et de réclamer des soins. Les fruits non cueillis pourriraient, les plantes potagères monteraient en graines, l’herbe apparaîtrait dans les plates-bandes et les allées. Et tout de suite une lutte sauvage mettrait les êtres aux prises. Il est puéril d’espérer une fraternelle tolérance. Quatre ou cinq espèces sauvages et obstinées, comme le liseron et la renoncule, prendraient la conduite du mouvement insurrectionnel et envahiraient tout le terrain. Mais parmi les plantes cultivées, parmi les plantes bourgeoises, riches, il est aussi des intrigantes qui profiteraient du désordre pour s’élancer et se répandre. Les premières gelées, d’un seul coup, supprimeraient les fleurs annuelles et tueraient les tubercules. L’hiver fini, la saison claire verrait le triomphe non de la vie, non de la beauté, non surtout de la liberté, mais de personnages ambitieux et cruels qui ne reculent devant rien pour assouvir leurs appétits.
En 2 ou 3 années, le jardin serait livré aux passions et aux combats d’une poignée d’énergumènes végétaux qui feraient d’inouïs efforts non pour assurer l’idyllique partage de l’air, de l’espace et des nourritures, mais pour s’emparer égoïstement de tous les biens, placer leurs créatures et réduire en esclavage tout ce qu’on ne pourrait étouffer.
Ce régime lui-même ne durerait pas éternellement. Il serait naïf et vain d’espèrer une révolte quelconque des fleurs comme les dahlias ou les géraniums, à jamais anéantis. Le régime des petits rapaces devraient céder un jour devant l’invasion des barbares. Le jardin est bordé par la forêt. L’art et la vigilance du jardinier tient en respect cette force et parvient à l’endiguer. La forêt, chaque jour, exerce une pression sur le domaine de l’homme et fait effort pour l’envahir. Le jardinier, à tout instant, arrache un petit chêne, une touffe d’acacia, un noisetier, qui se sont glissés ici et là. Voyant le jardin tombé aux mains des terroristes, la forêt balayerait bientôt les agitateurs et les maîtres d’une saison. Un jour futur, le jardin disparaîtrait dans l’ombre murmurante des grandes futaie sauvages. Et notre monde serait tel qu’à son obscur commencement.
L’art de gérer un jardin démontre que la nature doit être encadrée. Le jardinier doit protéger les espèces les plus belles, qui sont souvent les plus délicates. il donne une place à chacun. Il aide les faibles et réfrène les audacieux, il substitue à des forces aveugles, un sage ensemble de règles susceptibles d’établir et de confirmer l’équilibre.
Plaignons le jardinier qui s’imaginerait que l’on peut obtenir quoi que ce soit seulement par la contrainte. Le bon jardinier sait bien que les plantes ne se plaisent pas partout. En dehors de besoin élémentaires, elles ont des aspirations secrètes, des penchants, des caprices et des répugnances. Le maître jardinier exerce son pouvoir avec respect et sollicitude, en recourant à la persuasion. Et c’est ainsi qu’un jardin peut vivre à la face du ciel, peut vivre en cherchant chaque jour le sens de la justice, de la paix et de l’harmonie.
Texte de Georges Duhamel (1884 -1966)
Et chacun de nous…. comment gérons-nous notre ‘Jardin intérieur »